Ukraine : la guerre en silence”
Le nouveau rôle joué par la Russie, qui est intervenue directement dans le conflit syrien, a détourné le regard des Européens sur la situation en Ukraine, où la présence militaire russe ne cesse de se renforcer.
Quelques jours avoir célébré son unité (le 22 janvier, en souvenir du 22 janvier 1919, date de la proclamation de la République populaire ukrainienne), l’Ukraine a commémoré avec ferveur le 30 janvier dernier la bataille de Krouty, cette petite bourgade située à 150 km au nord-est de Kyïv qui vit en 1919 cinq cents cadets et cosaques de la petite armée nationale tenir tête une journée durant aux 4 000 soldats et fusiliers de l’Armée rouge commandés par le colonel pogromiste Mouraviev lancés sur la capitale pour essayer de faire capoter la reconnaissance internationale de la toute jeune république ukrainienne.
Quatre-vingt-dix-huit ans plus tard, force est de constater que l’attitude de la Russie envers l’Ukraine n’a guère changé.
Il n’aura échappé à personne que l’énième cessez-le-feu, signé le 13 janvier dernier à Minsk, n’a pas été davantage respecté que les autres par la LNR (république autoproclamée de Louhansk) et la DNR (république autoproclamée de Donetsk) : depuis plusieurs semaines, ce sont jusqu’à une centaine de violations de la trêve que les observateurs de l’OSCE notent chaque jour qui passe. Ces mêmes observateurs ont été à maintes reprises intimidés, menacés, empêchés de mener leur mission dans le Donbass occupé, quand ils n’ont pas tout simplement été pris pour cibles par les “paramilitaires” de Moscou.
Ces deux dernières semaines, les attaques et les provocations menées contre les positions ukrainiennes ont redoublé. Comment pourrait-il en être autrement alors que les convois militaires russes passent régulièrement la frontière (encore 200 tonnes de munitions et de fuel livrées le 9 février) et que l’argent frais arrive désormais directement via les liaisons ferroviaires mises en place entre la Russie et les deux “républiques” sécessionnistes (cf. l’article de Julian Röpcke dans Bild le 16 janvier) ? La Russie qui, rappelons-le, nie toujours son implication dans la guerre du Donbass (1), a beau jeu de rappeler que les réformes constitutionnelles demandées à l’Ukraine dans le 11e paragraphe des accords de Minsk II n’ont toujours pas abouti (2) cependant qu’aucune des autres conditions préalables n’a été satisfaite, à commencer par le respect du cessez-le-feu, la restitution à l’Ukraine du contrôle total de ses frontières avec la Russie (qui était prévue à l’origine fin 2015) et la libération de tous les prisonniers otages ukrainiens retenus – pour certains – en Russie (3).
La Russie et les sécessionnistes du Donbass n’ont aucune envie ni aucun intérêt à ce que ces conditions soient remplies. Le conflit leur coûte certes très cher mais il est en bonne voie de “normalisation” grâce – si l’on peut dire – à un facteur géopolitique apparu opportunément sur la scène internationale ces derniers mois : la crise des migrants. L’enlisement du conflit syrien et l’expansion menaçante du califat de Daech ont jeté sur les routes de l’exode un nombre toujours croissant de civils, et l’entrée officielle et fracassante de la Russie dans le conflit fin septembre 2015 (4) n’a fait qu’aggraver le phénomène au point de provoquer d’importantes dissensions entre membres de l’Union européenne et entre l’Union et ses voisins immédiats. Il est évident qu’au nom de la lutte antiterroriste le pompier pyromane Poutine a su se rendre indispensable, mais à l’Onu on commence vraiment à se demander si le remède n’est pas pire que le mal… Toujours est-il que, au moment où une partie du monde a les yeux rivés sur les migrants, Vladimir Poutine et consorts se frottent les mains en Ukraine : fin du spectacle et des dirigeants d’opérette, les “militants volontaires en vacances de l’armée russe” envoyés les premiers temps faire le coup de feu dans le Donbass ont depuis tous été rapatriés (Guirkine, Borodaï…) ou exécutés car devenus gênants (Bednov, Ishchenko, Mozgovoy, Dremov…). De leur côté, les disparitions récentes (à six jours d’intervalle et suite à un infarctus) du colonel-général Igor Sergun, patron du GRU (5), et du général Alexander Shushukin, chef adjoint des troupes aéroportées russes, tous deux directement impliqués dans l’annexion de la Crimée et le déclenchement du conflit dans le Donbass, soulèvent bien des questions (6). Parallèlement, la présence militaire russe dans le Donbass ou aux frontières de l’Ukraine ne cesse d’être renforcée, au point que le ministre de la Défense russe, Shoïgu, a annoncé début 2016 la création de trois nouvelles divisions, dont deux dans la région militaire du Sud-Ouest (i.e. vers Rostov). Et le contingent présent en Crimée dépasse de loin les 20 000 hommes, ce qui fait d’elle une base militaire géante. Pendant ce temps, la chasse aux opposants ukrainiens et tatars, le pillage économique et la politique de la terreur suivent leur cours dans les territoires ukrainiens occupés…
Cette offensive militaire bidirectionnelle (sur le front syrien et le front ukrainien) se double d’une offensive diplomatique assez arrogante de la part de Moscou. Ainsi Medvedev remarquait-il tout récemment que le monde était en train de glisser doucement mais sûrement vers une nouvelle guerre froide et que les Occidentaux en portaient la responsabilité principale à cause de “leur crispation autour de la question ukrainienne”.
Fort de cette logique inversée, le directeur du Centre des études stratégiques de Moscou, Ivan Konovalov, s’est permis de comparer le renforcement de l’Otan dans les pays baltes (à la demande de ces derniers, la menace russe se faisant de plus en plus précise sur leurs frontières) à la concentration des troupes nazies en Europe orientale en 1941. Outre le caractère totalement abusif et odieux de cette comparaison, vouloir nous faire croire maintenant que la guerre en Ukraine n’est que le résultat logique des sanctions économiques décidées contre la Russie en 2014, et non l’inverse, est grotesque. Mais au moins, au rang des actes manqués et des aveux à demi-mots, pourra-t-on remarquer qu’au cours de l’une de ses dernières sorties médiatiques, Sergueï Lavrov, le patron des Affaires étrangères russes a déclaré aux journalistes qui l’interrogeaient sur le mémorandum de Budapest : “… Nous ne l’avons pas violé. Il comporte une seule obligation – c’est-à-dire, ne pas utiliser d’armes nucléaires contre l’Ukraine. Personne n’a lancé une quelconque menace d’utilisation d’armes nucléaires contre l’Ukraine.”
M. Lavrov a simplement oublié les cinq autres obligations rattachées à ce mémorandum, dont la première qui prévoyait explicitement le respect et la garantie par la Fédération de Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis de la souveraineté et de l’intégrité des frontières de l’Ukraine (7) & (8). En vertu de cet article et des suivants, la Russie a violé la souveraineté ukrainienne en Crimée et dans le Donbass et Sergueï Lavrov vient de prouver au monde entier qu’un trou de mémoire de cet ampleur le disqualifiait d’emblée pour continuer à exercer de telles responsabilités à la tête de la diplomatie russe et face à l’Onu.
Cela fait déjà beaucoup, mais ce n’est pas tout ! Le patriarche orthodoxe de Russie, Kirill, n’est pas en reste puisqu’il vient de rencontrer le pape à La Havane. D’un côté, la nouvelle d’un regain de dialogue entre les deux Églises ne pouvait être accueillie que favorablement. Mais de l’autre il semble que le patriarche Kirill souhaitait surtout à cette occasion s’imposer face au patriarcat grec de Constantinople (très œcuménique et international alors que celui de Moscou est surtout d’orientation nationale), qui a prévu un concile panorthodoxe en juin prochain en Crète. Et faire d’une pierre deux coups : sous couvert d’un engagement commun à défendre les communautés chrétiennes d’Orient, il a en effet obtenu du pape François une déclaration sur l’Ukraine (paragraphe 26) allant dans le sens de Moscou, puisque le conflit y est plutôt présenté comme une “guerre civile”.
Pas un mot sur la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass. Ni sur le fait que l’Église orthodoxe du patriarcat de Moscou est désormais la seule admise dans les territoires occupés du Donbass et que cette même Église a refusé tout récemment de participer à une prière commune pour la paix organisée entre toutes les confessions représentées en Ukraine (9).
Comment oublier par ailleurs que nous commémorons cette année le 70e anniversaire du synode de Lviv, qui vit en 1946 le patriarcat de Moscou incorporer de force l’Église gréco-catholique d’Ukraine occidentale ? Des dizaines de milliers de prêtres et de de laïcs furent envoyés en déportation et les églises détruites ou converties en silos à grain.
À l’occasion de ce triste anniversaire, une simple reconnaissance aurait été un préalable pour le moins “moralement exigible” avant de conférer à Kirill ce statut d’homme de paix et de dialogue, lui qui le pratique si peu en terre d’Ukraine, y compris vis-à-vis des autres Églises orthodoxes…
À ce jour, le patriarcat de Moscou n’a renié ni ce crime ni ses très longues années de collaboration étroite avec le régime stalinien (10). Il semble difficile de croire que le pape François ne se soit pas douté à un moment ou un autre que la main de Poutine se tenait derrière cette rencontre. Les principaux présentateurs de la télévision russe ne s’y sont en tout cas pas trompés, eux, qui ont rebondi immédiatement sur l’événement en affirmant que le Saint-Père avait déclaré que la Russie était le seul pays à défendre réellement les chrétiens et en renchérissant sur la ritournelle des Occidentaux censés être dotés d’une faible moralité, s’opposer à la chrétienté en général et à l’orthodoxie russe en particulier et être en train de préparer une guerre contre la Russie…
À ce petit jeu (11), Moscou sort pour l’instant encore facilement vainqueur puisque les partenaires européens n’ont toujours pas compris quelle est la dynamique qui sous-tend le niveau incroyable de popularité du maître du Kremlin (89,9 % en juin 2015), alors même qu’en ce début 2016 les conséquences économiques des errements militaristes de Poutine commencent vraiment à se faire sentir au niveau des classes moyennes russes.
Le média électronique Gazeta.ru (12) proposait cette analyse très pertinente le 8 janvier dernier : “Il n’est pas inintéressant de comprendre pourquoi la majorité écrasante des citoyens russes adhère avec tant de joie, voire de ferveur, depuis deux ans, à notre politique étrangère. Pourquoi la nation apprécie tellement l’effritement de la stabilité, l’effondrement de l’économie, du rouble… qu’elle a obtenus en l’échange d’une seule presqu’île, pas très grande… Une partie de la réponse réside peut-être dans ces deux terreurs fondamentales… La première grande crainte nationale est la peur que la Russie devienne un “pays ordinaire”… La deuxième terreur nationale est celle du changement… Ces deux terreurs relient le pouvoir et le peuple… Autant pour le peuple que pour le pouvoir, un pays n’est une grande puissance que s’il se montre capable de prendre un territoire à son voisin, ou bien de démolir quelqu’un à mille lieues d’ici – qui et pourquoi demeurant des questions secondaires.”
Poutine est loin d’être le superchampion que les Russes voient en lui ou le modèle que les radicaux et autres souverainistes du monde entier admirent
Loin de régler les problèmes de la Russie, il alimente au contraire les pathologies de son peuple. Sur le plan extérieur, Vladimir Poutine est visé explicitement par une enquête britannique portant sur l’empoisonnement de l’ex-agent du FSB Alexandre Litvinenko en novembre 2006, le Parlement européen a condamné le 4 février les “violations des droits de l’homme d’une gravité sans précédent en Crimée” (13) et la CPI vient d’ouvrir une enquête visant particulièrement les crimes commis par l’armée russe pendant le conflit éclair Géorgie-Russie en août 2008.
Mais qui s’en soucie vraiment ? Qui en parle ? Pour couvrir ces graves accusations propres à ébranler n’importe quel autre dirigeant, Vladimir Poutine dispose d’une véritable machine de guerre propagandiste (14) alors que, en face, on se contente de mesurettes élaborées dans le désordre d’une arrière-boutique.
À l’instar de Staline, Poutine est prêt à pousser son peuple et son environnement extérieur au-delà des limites, quel qu’en soit le coût, économique ou surtout humain (15). L’environnement extérieur ayant décidé de ne rien voir, à de rares exceptions près, c’est donc le peuple russe, épuisé par son propre refus du changement, qui risque à terme de déclencher une révolution violente, un peu comme un ressort tendu jusqu’à son point de rupture. Le monde est-il vraiment prêt à faire face au chaos que vivrait inévitablement une Russie dotée de centaines de têtes nucléaires ? Mais “Chut !”, jusqu’ici, tout va bien…
Tribune libre de Mykola Cuzin, président du comité Ukraine 33 et du Comité pour la défense de la démocratie en Ukraine
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Vladimir Poutine ayant par ailleurs admis depuis bien longtemps que les “petits hommes verts” de la Crimée (en mars 2014) c’était lui, après avoir soutenu le contraire à la communauté internationale pendant des mois.
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Un comble qu’une partie censée non ingérente dans un conflit exige des réformes propres à faciliter un peu plus le processus de démantèlement territorial de son voisin dont elle convoite manifestement les richesses, surtout compte tenu du précédent de l’annexion de la Crimée.
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Rappelons à ce titre les 577 jours de détention (dont 59 pour sa seconde grève de la faim) de la pilote Nadyia Savchenko, kidnappée sur le territoire ukrainien et retenue illégalement à Moscou.
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Il est reproché aux forces russes de viser davantage les villes ou les quartiers regroupant les opposants au régime de Bachar al-Assad que les zones tenues par les terroristes et, depuis le début de l’année, ce sont près de neuf hôpitaux gérés par Médecins Sans Frontières qui ont été frappés en Syrie soit par l’armée syrienne soit par l’aviation russe.
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Le renseignement militaire russe.
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Le nom d’Alexander Shushukin apparaît à divers endroits dans l’enquête sur le crash du vol MH17 du 17 juillet 2014. Malgré ses dénégations, cette affaire devient d’ailleurs de plus en plus gênante pour le Kremlin, qui a refusé à plusieurs reprises le principe d’une commission d’enquête internationale. Par ailleurs, le chef de la police scientifique ukrainienne, Oleksandr Ruvin, qui a beaucoup travaillé sur ce dossier, a été victime d’une tentative de meurtre à Kyïv en novembre dernier.
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The Russian Federation, the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland and the United States of America reaffirm their commitment to Ukraine, in accordance with the principles of the Final Act of the Conference on Security and Cooperation in Europe, to respect the independence and sovereignty and the existing borders of Ukraine (La Fédération de Russie, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les États-Unis d’Amérique réaffirment leur engagement, conformément aux principes de l’acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, de respecter l’indépendance, la souveraineté et les frontières actuelles de l’Ukraine) – extraits sur le sujet et remerciements à gillesenlettonie.blogspot.fr
). M. Lavrov ne peut pas l’ignorer puisque le cosignataire pour la Russie de la lettre adressée le 7 décembre 1994 au secrétaire général des Nations unies, M. Boutros Boutros-Ghali, et accompagnant le texte du mémorandum n’était autre que… LUI-MÊME ! -
stopfake.org/fr/fake-serguei-
lavrov-a-menti-a-propos-des- obligations-de-la-russie- envers-l-ukraine -
La situation est tout aussi critique pour les musulmans de Crimée puisque le grand mufti d’Ukraine n’a plus aucun contact avec les mosquées et les médersas de la presqu’île qui subissent en permanence des intimidations de la part des autorités russes d’occupation.
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Il n’est pas inutile de signaler que fin décembre 2015, à Penza (600 km au sud-est de Moscou), un centre Staline de deux étages a été ouvert pour “réhabiliter son nom après des décennies de calomnies”. Sur l’année 2015 on ne compte plus les plaques commémoratives, les bustes… qui ont été inaugurés à la gloire de Staline dans toute la Russie.
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Un correspondant à Moscou vient de nous faire parvenir un cliché montrant un panneau publicitaire dans la rue sur lequel on reconnaît un fumeur très célèbre, avec le message suivant : “Fumer tue plus qu’Obama, même si Obama tue beaucoup de gens.”
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Quotidien en ligne généraliste russe, basé à Moscou. Article complet publié dans le n° 1316 (21 janvier 2016) du Courrier international.
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Dans une résolution, les parlementaires européens ont pointé des violations “perpétrées notamment sous le prétexte de la lutte contre l’extrémisme et le terrorisme à l’encontre des résidents de Crimée et particulièrement des Tatars de Crimée”. La résolution demande aux autorités russes de mener des enquêtes impartiales sur tous les cas de torture, de disparition et de violation des Droits de l’homme perpétrés par la police et les forces paramilitaires depuis 2014 (source : rtbf.be).
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“La nouvelle désinformation est bâclée, médiocre, grossière et aussitôt mise en ligne. Le but semble moins d’établir une vérité alternative que de semer la confusion quant au statut de la vérité… À une époque où beaucoup ont perdu la foi en l’intégrité et l’autorité des médias grand public, Russia Today proclame que “Le reportage objectif n’existe pas” et pousse cet énoncé jusqu’à son point de rupture.” (“Le palais des miroirs du Kremlin”, in XXI n° 32 – “Le monde russe”, automne 2015).
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Les rares personnes de la société civile russe qui osent protester sont soit éliminées ou mises sous les verrous (comme la plupart des opposants politiques), soit totalement isolées dans leur environnement proche (parfois familial) et poussées au suicide, comme Vlad Kolesnikov, un adolescent de 17 ans qui s’est donné la mort fin décembre 2015 dans la banlieue de Moscou après avoir subi six mois de harcèlement de la part de ses camarades de classe et de sa famille pour avoir porté un T-shirt dénonçant l’annexion de la Crimée. Par un dramatique effet de miroir inversé, ceci n’est pas sans nous rappeler un certain Pavlik Morozov…